CHAPITRE X

— Tu es fou ?

Diourk regardait son frère comme s’il lui avait affirmé avoir vu voler un fel.

— J’espérais qu’une plante-baudruche tomberait un jour ou l’autre. Mais c’était une mauvaise idée. Elle n’aurait jamais pu redécoller, alourdie par notre poids. Tandis que là…

Il désignait le sommet d’un arbre à cornes recouvert de pied en cap, dont la couronne de champignons, complètement soudés, enflait lentement.

— Tout est lié, tu comprends ?

Diourk secouait la tête.

— Mais si ! Le cycle se boucle à cet endroit. Les baudruches ne sont pas autre chose que des chapeaux de champignons. Elles représentent l’ultime transformation. De cette manière, les plantes peuvent aller essaimer ailleurs, créer des colonies. Grimper sur une baudruche est la chance la plus sérieuse que nous ayons de parvenir jusqu’au désert de pierre, ce que Case appelait la Carapace.

— Pourquoi donc ?

— Nous n’avons jamais vu de ces choses dans le passé. Le vent souffle toujours vers les Terres Profondes. Par conséquent, cela nous rapprochera de notre but. (Il leva l’index.) Mieux vaut ne pas tarder, cette baudruche est en passe de détacher.

— Il faudrait consulter le labyrinthe, prononça Diourk en désespoir de cause.

Lorin n’y voyait aucun inconvénient.

Diourk repéra la ligne droite symbolisant leur parcours dans la forêt. Etaient-ils parvenus à son extrémité ? Le chemin, à partir de là, se fragmentait en de multiples segments rompus.

— N’est-ce pas le signe – l’avertissement – que nous nous engageons dans une aventure gouvernée par le hasard ?

Lorin grimaça.

— On ne peut rien prévoir. Puisque le chemin est tracé, pourquoi ne pas nous en remettre à lui ? Le labyrinthe indique simplement l’existence de plusieurs voies. Aucune ne prédomine. Notre poids empêchera la baudruche de s’élever très haut, nous resterons au ras des arbres. Avec une perche, on pourra même se guider, au besoin.

Diourk eut une moue incrédule. Il dut cependant reconnaître que poursuivre par la voie terrestre les mettait à la merci des rôdeurs. Ils firent des provisions pour trois jours : cela devrait être suffisant.

L’ascension de la paroi de cuir ne s’avéra pas plus difficile que celle de l’arbre qui les avait menés jusqu’aux ponts de lianes. Ce fut une autre affaire de se hisser par-dessus le renflement formé par la base de la baudruche. Lorin tailla une série d’encoches qui lui servirent à s’amarrer. Puis il cisailla, un par un, les paquets de radicelles retenant la baudruche au faîte du champignon géant, n’en laissant que le minimum.

L’esquif mesurait près de quinze pieds de diamètre à la base. En voyant de près sa surface grumeleuse, Lorin s’aperçut qu’il était constitué de milliers de champignons de la taille d’une fleur de kamalam, agglomérés les uns aux autres. Certains avaient enflé considérablement.

— On embarque ensemble, lança-t-il à Diourk qui portait une longue perche de bois de volk. Mais il faudra se maintenir de chaque côté de la baudruche, sinon elle versera.

— Où allons-nous nous mettre ? On ne peut pas tenir sur un ballon. Il se renverserait tout de suite.

Lorin réfléchit. Ses bras commençaient à le tirailler. La solution s’imposa à lui. Utilisant la lame de sa hache comme d’un levier, il retira de gros bulbes qui tombèrent avec lenteur vers le sol.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je creuse un trou en détachant quelques bulbes. Donne-moi la perche, et passe sur l’autre bord.

Dès que l’excavation fut assez large, il s’y glissa, faisant vaciller la baudruche. Il fixa la perche à une des fibres servant d’amarre, qu’il avait tranchée auparavant. De son côté, Diourk se creusait des prises pour contourner le tronc.

Le navire ballotta, faisant grincer les quelques liens qui le retenaient au pied du champignon.

— J’y suis.

La voix lui était parvenue à la fois par l’extérieur, et – plus étouffée – par l’intérieur de la baudruche.

— Je crois que nous sommes encore trop légers, il faudrait emporter des cailloux.

— Ou crever quelques bulbes.

— Non ! Les pierres, on peut les faire tomber si on désire s’élever. Tandis que rien ne prouve que les bulbes crevés repousseront. Attends-moi, je redescends en chercher.

Il lui fallut une heure pleine pour trouver les pierres adéquates. Il en donna un peu plus à Diourk, qui pesait moins que lui, et entassa le reste au fond de sa propre tanière, à côté de ses provisions. Il restait juste assez de place pour se tenir accroupi.

À l’instant où il prenait appui sur le renflement pour grimper à son tour, il y eut une série de craquements rapprochés et l’esquif se mit à osciller.

Lorin comprit ce qui se passait au moment où celui-ci s’arrachait de son assise pour commencer à s’élever. Le brusque à-coup le fit basculer en arrière. Dans le vide. Il eut le réflexe de s’agripper à une fibre cisaillée. L’afflux de sang bourdonna à ses tempes, mais il tint bon. S’il venait à lâcher, une chute de cette hauteur lui romprait l’échine.

Ses jambes pendaient dans le vide, inutiles. Pouce après pouce, il grignota la distance le séparant de son abri – à peine à deux enjambées, et pourtant si lointain ! Il devait escalader à la force des bras le relief en forme de corniche. Chaque mouvement se répercutait dans la masse entière, l’obligeant à compenser continuellement. Les fibres s’étiraient entre ses doigts, craquant l’une après l’autre. Tiendraient-elles bon ?

Une éternité passa.

— Que se passe-t-il ? criait-on de très loin. Lorin, je sais que tu es là, je te sens bouger comme si tu étais dans mon propre corps !

Brusquement les radicelles cédèrent, comme Lorin brûlait ses dernières forces dans une ultime traction. Il roula cul par-dessus tête dans sa tanière.

Le cœur au bord des lèvres, il laissa la transpiration tarir sur sa peau. Puis lâcha le paquet de fibres arrachées que sa main étreignait toujours. La baudruche tanguait avec lenteur.

Ce ne fut que lorsque son pouls fut redevenu normal qu’il risqua un œil par l’ouverture.

Trois ou quatre mètres séparaient le navire végétal du tapis boursouflé de la jungle de champignons qui s’étendait à perte de vue, parfois trouée de grands bois de volks et d’arbres-fougères. Des dizaines de baudruches naturelles flottaient jusqu’à l’horizon, rochers dépossédés de leur pesanteur.

La brise soufflait vers le couchant. Lorin eut un sourire en songeant qu’il avait eu raison. Ils n’avaient plus qu’à rester immobiles et se laisser dériver jusqu’à la Carapace.

Au soir, leur navire s’enfonça sous les arbres. Au signal convenu, les passagers lâchèrent trois pierres chacun. Au bout d’une minute, ils remontèrent au-dessus des cimes.

Ce n’est que deux jours plus tard, vers midi, qu’ils aperçurent l’esquif habité.

Tout d’abord, ils crurent qu’une baudruche s’était approchée sans qu’ils s’en soient rendus compte. En réalité, elle était encore éloignée. Mais énorme, hors de proportion avec celles qu’ils avaient vues jusqu’à présent. Des silhouettes humaines se démenaient sur le pourtour. La distance les réduisait à des dimensions de fourmis, mais Lorin perçut une menace diffuse dans leur attitude.

— Des voleurs. Il n’y a rien à attendre d’eux, sinon des ennuis. Je crois que s’ils nous voient, ils essaieront de nous tuer.

Pour une fois, Diourk acquiesça sans discuter. Il y avait toutes les chances pour qu’ils passent sans les remarquer.

Trois heures plus tard, la baudruche géante n’avait pas disparu. Au contraire, elle s’était rapprochée. Manifestement, ses occupants avaient l’intention de les aborder. Pourtant, vu leur position, ils ne pouvaient pas avoir remarqué les cavités abritant les deux garçons. Qu’avaient-ils en tête ?

Il n’était plus possible à Lorin et Diourk de discuter à haute voix. Lorin découvrit la solution : en collant la bouche au fond de la cavité, un petit peu de voix parvenait à trouver son chemin.

— Quand ils nous auront abordés, ils s’apercevront de notre existence, chuchota Diourk. Que ferons-nous alors ?

Lorin y pensait depuis quelques minutes. Il croyait avoir une réponse.

— Ce qu’il faudrait, c’est camoufler l’entrée de nos abris, dresser un rempart avec des bulbes arrachés de l’intérieur, en les disposant de telle manière qu’ils se tiennent les uns les autres.

Ils se mirent au travail. Avant de colmater complètement l’ouverture, Lorin jeta un rapide coup d’œil à la gigantesque embarcation, à présent toute proche. Il comprit la raison de sa taille : elle était formée de plusieurs baudruches, agglomérées par un réseau de cordes. Les mêmes cordes servaient à maintenir des sortes d’auvents de feuilles, sous lesquels s’entortillaient des hamacs de filet. Les hommes avaient la chevelure blonde et le teint pâle.

Lorin considéra avec une pointe d’admiration le système de contrepoids, des pierres retenues dans des résilles fixées au bout de perches réglables, surveillées sans relâche par des vigies, permettant aux habitants du radeau volant de se déplacer sans craindre un déséquilibre. Il comprenait aussi la raison pour laquelle les bandits comptaient attraper leur esquif : pour l’intégrer au radeau. Les baudruches n’étant pas éternelles, il fallait les remplacer régulièrement.

Le soir devait être tombé – la tanière de Lorin était plongée dans le noir –, lorsqu’une secousse faillit faire crouler le fragile mur de bulbes. Des voix rudes descendirent jusqu’à lui.

« — Moi, il me paraît trop lourd pour sa taille. Je parie que des bulbes ont crevé à l’intérieur.

« — Ça y est, je l’ai croché !

« — Gaffe, Sarick, tu vas le percer avec ta maladresse ! Falouk te fichera une raclée si ça arrive.

« — Penses-tu, il est bien trop occupé avec sa catin ! Depuis qu’il s’est mis en tête de la convaincre… »

L’autre répondit par un grognement désapprobateur. Lorin était éberlué. Ces hommes paraissaient vivre sur l’esquif volant depuis longtemps, peut-être depuis leur naissance. Ils avaient créé des techniques propres à ce mode d’existence. Pouvait-on vivre sans jamais toucher le sol ? Il éprouvait un sentiment de sacrilège : Felyos avait créé la terre pour que les hommes prospèrent à sa surface. Le ciel appartenait aux oiseaux.

Il aurait aimé en discuter avec Diourk, mais l’instant était mal choisi. Des chocs ébranlèrent l’esquif. Celui-ci devint subitement plus stable.

Le plafond s’incurva. Quelqu’un marchait au-dessus de lui. Lorin se crispa sur sa hachette.

— On va se contenter de le prendre en remorque, fit une nouvelle voix, plus fluette mais plus autoritaire.

Possible que des ballonnets se soient crevés par en dessous, en s’éraflant sur des branches de volks. On verra ça demain. Vous autres, sortez les ancres !

Cela s’éloignait. Lorin supposa qu’il s’agissait de Falouk. Et il se dit qu’ils avaient eu raison de se dissimuler. Il n’aimait pas cette voix.

Quelques minutes s’écoulèrent. Les bandits avaient l’air d’avoir déserté leur esquif. Lorin se colla à la paroi intérieure et appela Diourk, doucement.

Son frère répondit tout de suite.

— Moins fort. Ils sont encore tout près, j’entends des éclats de voix. Ils ont parlé d’un rassemblement prochain ; de grandes razzias en perspective, du côté de la Carapace. Et d’une prise inespérée, qu’ils ont faite il y a peu. Sais-tu combien ils sont ?

— Entre quinze et trente, je suppose. Je me demande d’où ils viennent. Ce sont peut-être d’anciens bannis, qui se sont regroupés et ont colonisé les airs. Leur technique est remarquable.

— Leur existence est un blasphème. Leur science m’inspire de la répulsion. Elle devrait t’en inspirer aussi. Leur âme est fanée comme celle des Vangkanas, mais ils sont pires.

— Baisse le ton, je t’en prie ! Ils vont finir par nous entendre. Ils ne viendront pas avant demain. Il faut profiter de la nuit pour couper les liens et filer.

Diourk demeura silencieux. Puis sa voix parvint à Lorin, plus claire :

— J’ai retiré quelques bulbes pour mieux te parler. Ils sont plus gros vers le centre de la baudruche. Crois-tu que cette idée soit bonne ? Il serait plus sage de patienter.

— Tôt ou tard, ils nous découvriront. Il faut profiter de notre avantage. Mais ce n’est pas la peine que nous soyons deux à prendre des risques. C’est moi qui vais sortir.

Sans attendre de réponse, il entreprit d’enlever quelques bulbes pour pratiquer une brèche. La nuit régnait sans partage dans le ciel, imposait le silence à la forêt de mycèles en contrebas. Elle faisait son affaire. Lorin saisit sa hachette, et gravit, à la manière d’un lézard, les deux longueurs de bras le séparant du sommet de la baudruche.

Son ventre foula le sol souple. Il resta aplati, aux aguets, tous les sens aiguisés. Sur le radeau géant, quelques ombres s’agitaient sur un fond étoilé, discutant bruyamment. Les contrepoids oscillaient avec de petits couinements réconfortants.

Sa longue claustration dans la pénombre lui permettait de ne pas être gêné par la nuit. Il repéra les câbles retenant la baudruche au reste de la structure. Trois en tout et pour tout. Lorin n’avait qu’à les trancher. En quelques minutes, la brise les aurait emportés hors de vue des lances. Les hommes de Falouk perdraient beaucoup de temps à relever les ancres, manœuvre que le manque de lumière compliquerait encore. Cette éventualité n’effrayait pas Lorin outre mesure : ils n’auraient rien à gagner en engageant une poursuite.

Tout en se glissant vers le premier câble, il glanait des morceaux de phrases échappés des quelques veilleurs.

« — Au dernier orage, je te jure, Sarick, l’éclair a transpercé la baudruche comme un glaive.

« — Cette année, les mycèles ont gagné d’une demi-lieue. Bientôt il y en aura jusqu’au bord de la Carapace.

« — Falouk a encore rendu visite à la fille aux yeux multicolores. »

Des rires s’ensuivirent. C’était tout. Mais cela suffit pour figer le sang de Lorin dans ses veines. La fille aux yeux multicolores… Soheil ! Maintenant il se rappelait les mots de Diourk, à propos d’une prise… d’une prisonnière.

Les mains tremblantes, il cisailla un câble, puis un deuxième. Plus qu’un.

Ses yeux se fermèrent un bref instant. Diourk aurait dit… Non, il ne pouvait pas la laisser aux mains de ces barbares.

Il n’eut qu’à enjamber le bord pour se retrouver sur le grand radeau. Celui-ci avait au moins vingt fois la taille de sa baudruche. Peut-être plus, compte tenu de la nuit qui brouillait la notion des distances.

Il rampa vers le sommet. Les structures d’osier s’amassaient sur les côtés, et en dessous. Une découverte étrange l’attendait : d’énormes harpons à pointe de fer barbelée, attachés à d’épais rouleaux de corde. Peut-être s’en servait-on pour s’amarrer, quand une tempête se levait inopinément. Ou pour la chasse de grands animaux du désert.

Il n’avait pas de temps à perdre en d’inutiles conjectures. Il ne fiat pas long à localiser ce qu’il cherchait : une cage de bambou, au sein de laquelle reposait une forme repliée sur elle-même. Un homme était couché contre la porte.

Lorin continua à ramper. À trois pas du gardien, il s’accroupit et lui asséna un coup derrière la nuque. Pas trop fort (il ne voyait pas la nécessité de le tuer), mais assez pour le faire taire.

Trois coups de hachette suffirent à ouvrir un passage dans un pan de la prison. Il secoua doucement Soheil par l’épaule.

Elle manqua crier en l’apercevant, il n’eut que le temps de la bâillonner d’une main. Il lui fit comprendre par signes de le suivre en silence. Elle acquiesça et ils se mirent en route.

— Qui va là ?

La sommation avait retenti à leur gauche. Tant pis pour la discrétion. Lorin poussa Soheil en avant.

— Cours !

Probablement emprisonnée depuis plusieurs jours, elle obéit en trébuchant. Lorin se retourna, perçut une silhouette grimpant à sa rencontre. D’autres n’allaient pas tarder. Il n’avait pas prévu une réaction si rapide.

Soheil poussa un cri. Un homme, devant. Lorin le percuta de l’épaule. L’autre partit en arrière en poussant un cri inarticulé. Disparut de sa vue.

Lorin sauta sur l’esquif. Bref instant de panique : où était Soheil ?

— Je suis là ! jeta une voix en contrebas.

Lorin respira : elle avait trouvé la cavité où se cachait Diourk. Celui-ci avait dû se délester de toutes ses pierres.

Des formes humaines convergeaient vers lui. Il se jeta à plat ventre, et sectionna le dernier câble à présent tendu. La hachette s’enfonça avec un sifflement dans le bord du radeau.

L’esquif partit en arrière dans une embardée, arrachant le manche de son poignet.

Des hurlements, du radeau :

« — Je les veux vivants ! La fille, trouvez la fille ! »

Lorin glissa jusqu’à sa tanière. Un petit harpon se ficha dans la baudruche, ne parvint pas à s’accrocher et ressortit. Un autre manqua son but. Ils étaient trop loin.

Lorin s’allongea et se laissa aller.